Rencontre avec Vincent Ahehehinnou, chanteur historique de l’Orchestre Poly-Rythmo, fondé à Cotonou, au Bénin.
Orchestre vétéran et ultra-prolifique du continent africain depuis 50 ans, le « Tout Puissant » Orchestre Poly-Rythmo de Cotonou fondé au Bénin vient de sortir Madjafalao, un nouvel album qui s’ajoute aux 500 disques déjà enregistrés, et a pris la route pour offrir son groove multiple au public des scènes d’Europe. Un mardi soir de novembre, dans le froid parisien, le groupe de Cotonou était l’invité surprise de la Tropical Discoteq organisée dans un restaurant branché des Buttes Chaumont. Installé en plein milieu du public, sans scène et sans effets de lumière, mais avec un son parfait et un groove irrésistible, le Poly-Rythmo a provoqué l’enthousiasme des spectateurs. Nous avons pu discuter avec Vincent Ahehehinnou – qu’on entend notamment sur le hit « Ou c’est lui ou c’est moi » (1973) – quelques minutes avant le concert.
Vous avez sorti plus de 500 disques, est-ce que vous en possédez une copie de chaque ? Est-ce qu’on peut encore trouver des pressages originaux ?
Vincent Ahehehinnou : Nous-mêmes n’avons pas nos propres disques ! On les trouve sur internet à des prix exorbitants : 500€, 800€… Les disques du Poly-Rythmo alimentent le fonds de commerce des disquaires aujourd’hui, et ça me fait plaisir ! Si on peut apporter du bonheur à ceux qui ont fait des efforts pour retrouver nos disques, c’est tant mieux. Il faut savoir qu’à l’époque, les disques étaient pressés au Nigeria, et ils se déformaient sous l’effet de la chaleur. Ce qui reste aujourd’hui, ce sont donc les disques pressés en France, en Angleterre, qui étaient plus solides.
Le Poly-Rythmo tire son nom de sa capacité à jouer beaucoup de styles musicaux différents : comment pourrait-on définir le projet du groupe depuis ses débuts en 1966 ?
Nous aurons 50 ans de carrière en 2018, et nous avons toujours suivi la même voie, parfois tortueuse, c’est vrai. Imaginez que vous êtes sur une route, au bord de laquelle se trouvent un vendeur de fruits, un vendeur de chaussures, etc. Sur un même chemin, vous avez toutes ces possibilités. Et bien c’est la même chose pour la voie qu’a choisi le Poly-Rythmo : on y trouve tous ces genres musicaux.
Rumba congolaise, highlife ghanéen, funk américain, afrobeat, soul, jazz… Comment avez-vous pu apprendre toutes ces musiques au Bénin dans les années 1950 et 1960 ?
Nous sommes tous des autodidactes, et nous avons appris la musique en écoutant les autres musiciens, et en essayant de les interpréter au mieux. Dans les années 50 et 60, il n’y avait qu’une seule radio au Bénin : la radio d’État [ORTB – Office de Radiodiffusion et Télévision du Bénin]. C’est sur ces ondes que toutes les nouveautés d’Occident étaient diffusées, notamment dans l’émission « Disques demandés » tous les samedis et dimanches, où les auditeurs appelaient pour dédicacer des disques à leurs amis. On passait donc le weekend l’oreille collée à la radio ! Puis l’industrie du disque s’est développée, et les premiers magasins de disques sont apparus (les « discothèques »). Grâce à certains amis dont les parents faisaient partie de l’élite et avaient les moyens d’acheter des disques, on pouvait enfin écouter les vinyles ! Alors quand notre public nous demandait de jouer une chanson qui venait de sortir, on se procurait le disque, on apprenait les arrangements, et on l’interprétait la semaine suivante. Et c’est pour ça qu’on nous a appelés le « Tout Puissant » Orchestre Poly-Rythmo. Parce qu’on savait jouer n’importe quelle chanson ! On a fait l’école de la rue, et c’est le grand Manu Dibango qui l’a dit.
Racontez-nous cette rencontre avec Manu Dibango…
Quand Manu Dibango est venu jouer à Cotonou, vers 1974, c’est le Poly-Rythmo qui l’a accompagné. Il faut dire qu’à cette époque, si un promoteur voulait faire venir du public, il fallait qu’on soit à l’affiche. On nous alors apporté les partitions des chansons. On ne les a même pas regardées puisqu’on ne savait pas les lire, et on est tout de suite allés écouter l’album à la discothèque pour apprendre les chansons. Le jour du concert, Manu arrive au bar dansant, et nous demande de sortir les partitions. On lui répond qu’on ne les a pas lues, mais qu’on est quand même prêts. Je peux vous dire qu’il n’était pas content… Il nous fait signe de commencer à jouer, et on lui sort tout le répertoire à la perfection. Stupéfait, il pose son saxo, nous regarde et dit : « la bonne école, c’est l’école de la rue. »
Photo de une : © Youri Lenquette